« Wrightwood. Californie, 21 Octobre, 1949.
« - Cher Monsieur Orwell, c'était très gentil de votre part, de me faire parvenir une copie de votre livre.
Je l'ai reçu alors que j'étais au milieu d'un travail qui exigeait de nombreuses lectures et (...) j'ai dû attendre un long moment avant de pouvoir m'embarquer dans 1984.
« Je suis d'accord avec tout ce que les critiques ont écrit à son sujet, je n'ai pas besoin de revenir, une fois de plus, sur la finesse et la profonde importance du livre. »
Une année après la sortie du roman d'anticipation de Georges Orwell, Mille-neuf-cent-quatre-vingt-quatre, Aldous Huxley, faisait part à l'auteur, qui fut son élève à Eton, de quelques remarques à propos de ce dont le livre traite et qu'il définit comme : la révolution ultime.
« Celle qui se trouve au-delà de la politique et de l'économie, et qui vise à la subversion totale de la psychologie et de la physiologie de l'individu ».
« La philosophie de la minorité au pouvoir dans Mille-neuf-cent-quatre-vingt-quatre est un sadisme qui a été porté jusqu'à sa conclusion logique (...)
Même dans la réalité, il paraît douteux que la politique du gant de fer puisse durer indéfiniment.
« Ma conviction personnelle est que l'oligarchie dirigeante va trouver des moyens moins pénibles et coûteux - en suggérant aux gens d'aimer leur servitude - de gouverner et de satisfaire sa soif de pouvoir, et ces moyens seront semblables à ceux que j'ai décrits dans Le Meilleur Des Mondes. »
Quand il écrit cette lettre, Aldous Huxley est installé depuis une dizaine d'années aux États-Unis, dont il apprécie la généreuse extravagance, mais déteste la "quête du bonheur à-tous-prix" :
« Nulle part ailleurs on ne peut moins se parler, tout n'y est que mouvement et bruit ».
Quand Mille-neuf-cent-quatre-vingt-quatre sort, en 1948, Orwell dépeint un monde en guerre permanente, carcéral et paranoïaque, où les restrictions, tant matérielles que morales, et la surveillance de chacun, sont consenties pour la sécurité de tous.
Deux ans auparavant, Huxley avait pressenti le danger d'un cauchemar - pas encore - Orwellien, se dessiner :
« À l'époque actuelle, les horreurs de l'insécurité, telles qu'elles se manifestent surtout dans le chômage massif, se sont imprégnées si profondément dans l'esprit populaire que si on leur offrait le choix entre la liberté et la sécurité, la plupart des gens voteraient presque sans hésiter pour la sécurité ».
Dans Le Meilleur Des Mondes, un conditionnement pré-natal -en éprouvettes- prépare les groupes d'individus, réduits au minimum, à accepter et se satisfaire de leur situation par la modification du milieu amniotique et le recours à des chocs traumatiques divers : bruits, lumières vives, chocs électriques, etc. Le consentement définitif n'étant finalement obtenu que par la prise d'un barbiturique, stabilisateur d'humeur, hypnoïde, à la fois puissant et léger, euphorisant et somnifère, selon la quantité absorbée.
Huxley est convaincu qu'un gouvernement mondial appuyé sur la technologie est plus vraisemblable, qu'un règne de la terreur, pour de simples raisons d'efficacité.
« J'ai eu récemment l'occasion de me pencher sur l'histoire du magnétisme animal et de l'hypnose, et j'ai été très frappé par la façon dont, pendant quelques cent cinquante ans, le monde a refusé de prendre sérieusement connaissance des découvertes de Mesmer, Braid, Esdaile, et les autres. »
« Merci à l'ignorance volontaire de nos pères. Les philosophes du XIXe siècle et les hommes de sciences n'étaient pas disposés à enquêter sur la psychologie des hommes d'action, politiciens, soldats et policiers, pour les appliquer dans le champs du gouvernement. ».
Le magnétisme animal
Franz-Friedrich-Anton Mesmer était un médecin allemand, qui a connu une certaine renommée en Europe, par sa pratique du magnétisme animal, un fluide universel dans lequel baignerait toute chose et sur lequel il lui suffisait d'agir pour obtenir des guérisons.
Contrairement au Père Hell, un jésuite astrologue, qui utilise des aimants de sa fabrication pour prodiguer ses soins, Mesmer agit par apposition directe des mains sur les zones à traiter.
Chassé de la faculté de Vienne pour charlatanisme, Mesmer, s'installe à Paris, où, protégé par la Reine Marie-Antoinette, sur laquelle il pratiquait, il ouvre un cabinet et se livre à des séances de magnétisation de groupes, autour de baquets, qui décuplent, selon lui, la puissance du fluide,
Certains baquets pouvaient traiter jusqu'à vingt personnes à la fois, assurant la fortune de Mesmer qui en avait aussi installé un gratuit, réservé aux pauvres.
Pour répondre à la demande, il magnétisait les arbres de son jardin afin que ceux qui ne trouvaient pas de place autour des baquets puissent les enlacer !
[voir Mémoire sur la découverte du magnétisme animal]
En 1784, à la demande du Roi Louis XVI, deux Commissions d'enquête composées de médecins et de scientifiques, dont Antoine Lavoisier, Benjamin Franklin (ambassadeur des États-Unis à Paris) et Joseph Guillotin, en arrivent à la conclusion que « rien ne prouve l'existence du fluide magnétique animal ».
Ainsi « la lumière fut mise sous le boisseau », et c'en fut fait de la réputation de Mesmer à la Cour (et de la Cour, elle-même, quelques années plus tard, ceci-dit).
[lire Sur le Magnetisme Animal de la comission Royale]
La télévision, un outil de contrôle
« Un autre accident heureux fut l'incapacité de Freud à hypnotiser avec succès et de son dénigrement de l'hypnose qui en résulta. L'avènement de la révolution ultime a été retardée de cinq ou six générations ! »
« Mais maintenant, la psychanalyse est combinée avec l'hypnose ; et l'hypnose a été rendu facile et indéfiniment extensible par l'utilisation des barbituriques, qui induisent un état hypnoïde et influençable, même chez les sujets les plus récalcitrants. » (…)
« Dans la prochaine génération, je crois que les dirigeants du monde vont découvrir que le conditionnement du nourrisson et la narco-hypnose sont plus efficaces, comme instruments de gouvernement, que les associations et les prisons. »
« Je pense que le cauchemar de 1984 est destiné à évoluer vers le cauchemar d'un monde ayant plus de ressemblance avec ce que j'ai imaginé dans Le Meilleur Des Mondes ».
Huxley, au contraire d'Orwell qui n'y voit qu'un instrument de surveillance et de propagande grossière, destine à la télévision, un rôle de choix parmi les nombreux outils de contrôle de la population, qu'il décrit dans son Retour au Meilleur des Mondes.
Mais si Orwell y avait décelé l'outil de surveillance qu'elle est devenu dans le domaine public, il a négligé ce qui est devenu une de ses fonctions principales, l'hypnotisation générale de la population, sa mise en condition de réceptivité qui prépare à l'orientation générale, et insidieuse, de la société.
Certaines études ont démontré l'impact négatif de la télévision sur le développement cérébral du petit enfant, notamment au niveau fondamental de la synaptogénèse, la formation des synapses dans le cerveau. Aussi sûrement que l'ajout d'un peu d'alcool dans les éprouvettes Gamma...
En 1964, le philosophe Marshall McLuhan expliquait que la télévision était le vecteur privilégié de la publicité parce qu'elle avait le pouvoir de faire « tomber la barrière de l'inconscient et le sentiment d'extériorité des scènes regardées ».
La télévision provoque d'emblée un état proche de celui de l'hypnose et « Seule l'hypnose peut donner un accès aisé, rapide et large à l'inconscient » écrivait le psycho-thérapeute-hypnotiseur Milton-the wizzard-Erickson [voir ci-contre]
Milton Erickson décrit volontiers l'état modifié de la conscience obtenu pendant une séance d'hypnose, comme celui produit par la lecture d'un livre passionnant, la contemplation, la conduite automobile ou le simple fait de se perdre dans ses pensées.
Erickson était célèbre pour plonger délibérément ses sujets dans un état d'ennui profond, en leur racontant des histoires qui n'en finissaient pas, afin de provoquer l'état de confusion qu'il recherchait pour induire l'hypnose...
Ce qui constitue exactement le principe de certains programmes télévisés, interminables, ennuyeux, creux et répétitifs, destinés ouvertement et au premier abord, à vendre des lessives, des fringues et du cola, mais également au second degré, surtout, à banaliser des comportements, créer des précédents, induire des modèles conformes et inciter à l'utilisation d'autres inducteurs d'état influençable comme l'automobile et le téléphone portable.
Trust, Expectations, Attitudes & Motivations
Une séance d'hypnose normale, a lieu, en général, entre deux personnes, l'opérateur et le sujet.
Cela commence par une phase d'induction, pendant laquelle l'opérateur fixe l'attention du sujet sur sa voix, avec parfois l'aide d'un objet.
Plus le sujet se sentira en confiance, plus facilement il sera influençable. Une certaine directivité peut s'avérer nécessaire à la conduite de la séance, mais le sujet doit vouloir aller plus loin.
Le processus est ainsi décrit par l'acronyme T.E.A.M. (en anglais : Trust, Expectations, Attitudes & Motivations ; en français Confiance, Attentes, Disposition d'Esprit et Motivations).
T (trust) et E (expectation) :
Le poste de télévision tient le rôle d'inducteur dans le conditionnement narco-hypnotique de la société, l'opérateur reste, quand à lui, invisible.
Et si la manette c'est vous, le joueur, c'est lui !
Comme dans le cadre d'une séance avec le Dr Braid, [voir ci-contre] le téléspectateur fixe volontairement son attention sur une source lumineuse.
Il devient, lui même, l'écran sur lequel est projeté le programme, contrairement au cinéma.
Il se trouve en position d'attente de son émission préférée et des promesses de distraction qu'elle va lui apporter.
A (attitude) et M (motivation) :
Le consommateur de feuilletons qui n'en finissent pas, est plongé dans un état proche de l'ennui, son attention retenue par des détails insignifiants qui le maintiennent dans un état de confusion recherché pour induire l'hypnose.
L'ambiance musicale apaisante, les voix douces sont régulièrement interrompues par l'irruption de flashs bruyant sinon traumatisant - pubs, infos, bandes-annonces, qui rompent brutalement la torpeur, et installent soudain un climat d'angoisse, un sentiment d'insécurité, qui balaie définitivement les dernières réticences du spectateur et le plonge, corps et âme, sous l'influence du médium de masse.
Au delà de la télévision et de l'induction Ericksonnienne, que dire de ces "baquets" des temps modernes que constituent les téléphones cellulaires et leurs relais.
Mesmer n'aurait pas renié cette forme de magnétisation générale, à volonté, à toute heures, l'usager, d'une pression du doigt se relie au baquet électromagnétique et applique son récepteur -qui remplace la tige de métal et la corde de l'illustre ancêtre, sur son oreille, sans doute pour traiter un cerveau malade, des maux de tête.
Peut-être serait-il une lumineuse idée d'essayer d'appliquer un téléphone portable en activité sur les zones du corps douloureuses comme la baguette d'un Mesmer.
Le remplacement de la cigarette par le téléphones portable, dans la main des personnages principaux, à toutes les séquences de n'importe quelle fiction, cinématographique ou télévisuelle, depuis ces quinze dernières années, consiste à banaliser l'objet et encourager son utilisation : Poison contre poison ?
L'hypnoïde inhalé s'étant sans doute avéré moins efficace, voir contre-indiqué, pour le puissant outil de magnétisation générale qu'est la technologie "à-emporter", qui a finalement plongé les citoyens dans un bain de micro-ondes émises par les antennes-relais.
« Le changement sera apporté en réponse au besoin éprouvé d'une meilleure efficacité. Pendant ce temps, bien sûr, il peut y avoir une guerre biologique et atomique à grande échelle - auquel cas nous aurons à affronter d'autres types de cauchemars à peine imaginable. »
Aldous Huxley