Le Comte de Gabalis

Ou Entretien sur les Sciences Secrètes

Abbé N. de Montfaucon de Villars

Le Comte de Gabalis
ou
Entretiens sur les sciences secrètes
par
Nicolas de Montfaucon de Villars (1635-1673).

Édition renouvellée et augmenté d'une lettre sur ce sujet.

Monographie imprimée en Français, à Cologne chez P. de la Tenaille, 1684.

Relation : Gallica.bnf.fr ; e-rara.ch

MONSEIGNEUR

Vous m'avez toujours paru si ardent pour vos amis, que j'ai cru que vous me pardonneriez la liberté que je prends en faveur du meilleur des miens, de vous supplier d'avoir pour lui la complaisance de vous faire lire Son livre.

Je ne prétends pas vous engager par là à aucune des suites que mon ami l'auteur s'en promet peut-être, car messieurs les auteurs sont. Sujets à se flaire des espérances. Je lui ai même assez dit que vous vous faites un grand point d'honneur de ne dire jamais que ce que vous pensez, et qu'il ne s'Attende pas que vous alliez vous défaire d'une qualité si rare et si nouvelle à la Cour, pour dire que son livre est bon, Si vous le trouvez méchant.

Mais ce que je désirerais de vous, MONSEIGNEUR, et de quoi je vans prie très humblement., c'est que vous ayez la bonté de décider un différent que nous avons eu ensemble. Il ne fallait pas tant étudier, MONSEIGNEUR, et devenir un prodige de science, si vous ne vouliez pas être exposé d être consulté préférablement aux docteurs.

Voici donc la dispute que j'ai avec mon ami. J'ai voulu l'obliger à changer entièrement la forme de Son ouvrage. Ce tour plaisant qu'il lui a donné ne me semble par propre à son sujet.

La cabale, lui ai-je dit, est une science sérieuse, que beaucoup de mes amis étudient Sérieusement; il fallait la réfuter de même. Comme toutes ses erreurs sont sur les choses divines, outre la difficulté qu'il y a de faire rire un honnête homme sur quelque sujet que ce soit, il est de plus très dangereux de railler en celui-ci, et il est fort à craindre que la dévotion ne semble y être intéressée.

Il faut faire parler un cabaliste comme un saint, où il joue très mal son rôle; et s'il parle en Saint, il impose aux esprits faibles par cette Sainteté apparente, et il persuade plus ses visions que toute la plaisanterie qu'on peut en faire ne les réfute.

Mon ami répond a cela - avec cette présomption qu'ont les auteurs quand ils défendent leurs livres - que si la cabale est une Science sérieuse, c'est qu'il n'y a que des mélancoliques qui s'y adonnent; qu'ayant voulu d'abord essayer sur ce sujet le Style dogmatique, il s'était trouvé si ridicule lui-même de traiter sérieusement des sottises, qu'il avait jugé plus à propos de tourner ce ridicule contre le Seigneur comte de Gabalis.

La Cabale, dit-il, est du nombre de ces chimères, qu'on autorise quand on les combat gravement, et qu'on ne doit entreprendre de détruire qu'en Se jouant. Comme il Sait assez bien les Pères, il m'a allégué la-dessus Tertullien.

Vous qui le savez mieux que lui et moi, jugez, MONSEIGNEUR, S'il l'a cité à faux, Multa sunt risu digna revinci, ne gravitate adorentur.

Il dit que Tertullien dit ce beau mot contre les Valentiniens qui étaient une manière de cabalistes très visionnaires. Quant d la dévotion, qui est presque toujours de la partie en tout cet ouvrage, c'est une nécessité inévitable, dit-il, qu'un cabaliste parle de Dieu; mais ce qu'il y a d'heureux en ce sujet-ci, c'est qu'il est d'une nécessité encore plus inévitable pour conserver le caractère cabalistique de ne parler de Dieu qu'avec un respect extrême; ainsi la religion n'en peut recevoir aucune atteinte; et les esprits faibles le Seront plus que le Seigneur de Gabalis S'ils Se laissent enchanter par cette dévotion extravagante ou Si les railleries qu'on en fait ne lèvent par le charme.

Par cet raison et par plusieurs autres que je ne vous rapporterai pas, MONSEIGNEUR, parce que j'ai envie que VOUS Soyez de mon avis, mon ami prétend qu'il a dû écrire contre la cabale en folâtrant.

Mettez-vous d'accord, s'il vous plaît. Je maintiens qu'il Serait bon de procéder contre les cabalistes et contre toutes les sciences Secrètes par de sérieux et vigoureux arguments.

Il dit que la vérité est gaie de sa nature, et qu'elle a bien plus de puissance quand elle rit, parce qu'un ancien - que vous connaissez sans doute - dit en quelque lieu, dont vous ne manquerez pas de vous Souvenir avec cette mémoire si belle que Dieu vous a donnée, Convenit veritati ridere, quia laetans.

Il ajoute que les Sciences secrètes Sont dangereuses si on ne les traite pas avec le tour qu'il faut pour en inspirer le mépris, pour en éventer le ridicule mystère et pour détourner le monde de perdre le temps à leur recherche en lui en apprenant le plus fin et lui en faisant voir l'extravagance.

Prononcez, MONSEIGNEUR, voila nos raisons.

Je recevrai votre décision avec ce respect que vous savez qui accompagne toujours l'ardeur avec laquelle je suis, MONSEIGNEUR, Votre très humble et très obéissant serviteur.