Le Comte de Gabalis

Ou Entretien sur les Sciences Secrètes

Abbé N. de Montfaucon de Villars

Le Comte de Gabalis
ou
Entretiens sur les sciences secrètes
par
Nicolas de Montfaucon de Villars (1635-1673).

Édition renouvellée et augmenté d'une lettre sur ce sujet.

Monographie imprimée en Français, à Cologne chez P. de la Tenaille, 1684.

Relation : Gallica.bnf.fr ; e-rara.ch

Après avoir dîné, nous retournâmes au labyrinthe.

J'étais rêveur, et la pitié que j'avais de l'extravagance du comte, de laquelle je jugeais bien qu'il me serait difficile de le guérir, m'empêchait de me divertir de tout ce qu'il m'avait dit, autant que j'aurais fait, si j'eusse espéré de le ramener au bon sens.

Je cherchais dans l'Antiquité quelque chose à lui opposer, où il ne pût répondre, car de lui alléguer les sentiments de l'Église, il m'avait déclaré qu'il ne s'en tenait qu'à l'ancienne religion de ses pères les Philosophes; et de vouloir convaincre un cabaliste par raison, l'entreprise était de longue haleine : outre que je n'avais garde de disputer contre un homme de qui je ne savais pas encore tous les principes.

Il me vint dans l'esprit que ce qu'il m'avait dit des faux dieux, auxquels il avait substitué les Sylphes et les autres peuples élémentaires, pouvait être réfuté par les oracles des païens, que l'Écriture traite partout de diables et non pas de Sylphes.

Mais comme je ne savais pas si, dans les principes de sa cabale, le comte n'attribuerait pas les réponses des oracles à quelque cause naturelle, je crus qu'il serait à propos de lui faire expliquer à fond ce qu'il en pensait.

Il me donna lieu de le mettre en matière, lors qu'avant que de s'engager dans le labyrinthe, il se tourna vers le jardin.

- Voilà qui est assez beau, dit-il, et ces statues font un assez bon effet.

- Le cardinal, repartis-je, qui les fit apporter ici, avait une imagination peu digne de son grand génie. Il croyait que la plupart de ces figures rendaient autrefois des oracles, et il les avait achetées fort cher, sur ce pied-là.

- C'est la maladie de bien des gens, reprit le comte.

L'ignorance fait commettre tous les jours une manière d'idolâtrie très criminelle, puisque l'on conserve avec tant de soin et qu'on tient si précieux les idoles dont l'on croit que le diable s'est autrefois servi pour se faire adorer.

O Dieu, ne saura-t-on jamais, dans le monde, que vous avez dès la naissance des siècles, précipité vos ennemis sous l'escabelle de vos pieds et que vous tenez les démons prisonniers sous la terre, dans le tourbillon de ténèbres ?

Cette curiosité si peu louable : d'assembler ainsi ces prétendus organes des démons, pourrait devenir innocente, mon fils, si l'on voulait se laisser persuader qu'il n'a jamais été permis aux anges de ténèbres de parler dans les oracles.

- Je ne crois pas, interrompis-je, qu'il fût aisé d'établir cela parmi les curieux, mais il le serait peut-être parmi les esprits forts. Car il n'y a pas longtemps qu'il a été décidé dans une conférence faite exprès sur cette matière, par les esprits du premier ordre, que tous ces prétendus oracles n'étaient qu'une supercherie de l'avarice des prêtres gentils ou qu'un artifice de la politique des souverains.

- Étaient-ce, dit le comte, les Mahométans envoyés en ambassade vers votre roi qui tinrent cette conférence et qui décidèrent ainsi cette question ?

- Non, monsieur, répondis-je.

- De quelle religion sont donc ces messieurs-là, répliquat-il, puisqu'ils ne comptent pour rien l'Écriture divine qui fait mention en tant de lieux de tant d'oracles différents ? Et principalement des pythons qui faisaient leur résidence et qui rendaient leurs réponses dans les parties destinées à la multiplication de l'image de Dieu ?

- Je parlais, répliquais-je, de tous ces ventres discoureurs, et je fis remarquer à la compagnie que le roi Saül les avait bannis de son royaume, où il en trouva pourtant encore un la veille de sa mort, duquel la voix eut l'admirable puissance de ressusciter Samuel à sa prière et à sa ruine. Mais ces savants hommes ne laissèrent pas de décider qu'il n'y eut jamais d'oracles

- Si l'Écriture ne les touchait pas, dit le comte, il fallait les convaincre par toute l'Antiquité, dans laquelle il était facile de leur en faire voir mille preuves merveilleuses. Tant de vierges enceintes de la destinée des mortels, lesquelles enfantaient les bonnes ou les mauvaises aventures de ceux qui les consultaient.

Que n'alléguiez-vous Chrysostome, Origène et Oecumenius, qui font mention de ces hommes divins, que les Grecs nommaient Engastrimandres, de qui le ventre prophétique articulait des oracles si fameux.

Et si vos messieurs n'aiment pas l'Écriture et les Pères, il fallait mettre en avant ces filles miraculeuses, dont parle le Grec Pausanias, qui se changeaient en colombes, et sous cette forme rendaient les oracles célèbres des colombes Dodonides ;

ou bien vous pouviez dire à la gloire de votre nation qu'il y eût jadis dans la Gaule des filles illustres qui se métamorphosaient en toutes figures, au gré de ceux qui les consultaient, et qui, outre les fameux oracles qu'elles rendaient, avaient un empire admirable sur les flots et une autorité salutaire sur les plus incurables maladies.

- on eût traité toutes ces belles preuves d'apocryphes, lui dis je.

- Est-ce que l'antiquité les rend suspectes ? reprit-il. Vous n'aviez qu'à leur alléguer les oracles qui se rendent encore tous les jours.

- Et en quel endroit du monde ? lui dis-je.

- A Paris, répliqua-t-il.

- A Paris! m'écrirai-je.

- Oui, à Paris, continua-t-il. Vous êtes maître en Israël et vous ne savez pas cela. Ne consulte-t-on pas tous les jours les oracles aquatiques dans des verres d'eau ou dans des bassins, et les oracles aériens dans des miroirs et sur la main des vierges ?

Ne recouvre-t-on pas ainsi des chapelets perdus et des montres dérobées ? N'apprend-on pas ainsi des nouvelles des pays lointains et ne voit-on pas les absents ?

- Hé, monsieur, que me contez-vous là ? lui dis-je.

- Je vous raconte, reprit-il, ce que je sais sur qui arrive tous les jours et dont il ne serait pas difficile de trouver mille témoins oculaires.

- Je ne crois pas cela, monsieur, répartis-je. Les magistrats seraient quelque exemple d'une action si punissable, et on ne souffrirait pas que l'idolâtrie...

- Ah! que vous êtes prompt interrompit le comte. Il n'y a pas tant de mal que vous pensez en tout cela, et la Providence ne permettra pas qu'on extirpe ce reste de Philosophie qui s'est sauvé du naufrage lamentable qu'a fait la vérité.

S'il reste encore quelque vestige parmi le peuple de la redoutable puissance des noms divins, seriez-vous d'avis qu'on l'effaçât et qu'on perdît le respect et la reconnaissance qu'on doit au grand nom (......), qui opère toutes ces merveilles, lors même qu'il est invoqué par les ignorants et par les pécheurs, et qui ferait bien d'autres miracles dans une bouche cabalistique.

Si vous eussiez voulu convaincre vos messieurs de la vérité des oracles, vous n'aviez qu'à exalter votre imagination et votre foi, et vous tournant vers l'Orient crier à haute voix (.....)

- Monsieur, interrompis-je, je n'avais garde de faire cet espèce d'argument à d'aussi honnêtes gens que le sont ceux avec qui j'étais, ils m'eussent pris pour fanatique, car assurément ils n'ont point de foi en tout cela et quand j'eusse su l'opération cabalistique dont vous me parlez, elle n'eût pas réussi par ma bouche : j'y ai encore moins de foi qu'eux.

- Bien, bien, dit le comte, si vous n'en avez pas, nous vous en ferons venir. Cependant si vous aviez cru que vos messieurs n'eussent pas donné créance à ce qu'ils peuvent voir tous les jours à Paris, vous pouviez leur citer une histoire d'assez fraîche date.

L'oracle que Celius Rhodiginus dit qu'à a vu lui-même, rendu sur la fin du siècle passé, par cet homme extraordinaire qui parlait et prédisait l'avenir par le même organe que l'Eurycles de Plutarque.

- Je n'eusse pas voulu, répondis-je, citer Rhodiginus; la citation eût été pédantesque et puis on n'eût pas manqué de me dire que cet homme était sans doute un démoniaque.

- On eût dit cela très monacalement, reprit-il.

- Monsieur, interrompis-je, malgré l'aversion cabalistique que je vois que vous avez pour les moines, je ne puis que je ne sois pour eux en cette rencontre. Je crois qu'il n'y aurait pas tant de mal à nier tout à fait qu'il n'y ait jamais eu d'oracles que de dire que ce n'était pas le démon qui parlait en eux. Car enfin les pères et les théologiens...

- Car enfin, interrompit-il, les théologiens ne demeurent ils pas d'accord que la savante Sambethé, la plus ancienne des Sibylle, était fille de Noé ?

- Hé ? qu'importe, repris-je.

- Plutarque, répliqua-t-il, ne dit-il pas que la plus ancienne Sybille fut la première qui rendit des oracles à Delphes ?

Cet esprit que Sambethé logeait dans son sein n'était donc pas un diable, ni son Apollon un faux dieu, puisque l'idolâtrie ne commença que longtemps après la division des langues ; et il serait peu vraisemblable d'attribuer au père de mensonge les livres sacrés des Sybilles et toutes les preuves de la véritable religion que les Pères en ont tirées.

Et puis, mon enfant, continua-t-il en riant, il ne vous appartient pas de rompre le mariage qu'un grand cardinal a fait de David et de la Sybille, ni d'accuser ce savant personnage d'avoir mis en parallèle un grand prophète et une malheureuse énergumène.

Car, ou David fortifie le témoignage de la Sybille, ou la Sybille affaiblit l'autorité de David.

- Je vous prie, monsieur, interrompis-je, reprenez votre sérieux.

- Je le veux bien, dit-il, à condition que vous ne m'accuserez pas de l'être trop. Le démon, à votre avis, est-il jamais divisé contre lui-même ? Et est-il quelquefois contre soc intérêts ?

- Pourquoi non ? lui dis-je.

- Pourquoi non ? dit-il. Parce que celui que Tertullien a si heureusement et si magnifiquement appelé la Raison de Dieu ne le trouve pas à propos.

Satan n'est jamais divisé de lui-même. Il s'ensuit donc, ou que le démon n'a jamais parlé dans les oracles, ou qu'il n'y a jamais parlé contre ses intérêts. Il s'ensuit donc que si les oracles ont parlé contre les intérêts du démon, ce n'était pas le démon qui parlait dans les oracles.

- Mais Dieu n'a-t-il pas pu forcer le démon, lui dis-je, de rendre témoignage à la vérité et de parler contre lui-même ?

- Mais, reprit-il, si Dieu ne l'y a pas forcé ?

- Ah en ce cas-là, répliquais-je, vous aurez plus de raison que les moines.

- Voyons-le donc, poursuivit-il, et pour procéder invinciblement et de bonne foi je ne veux pas amener les témoignages des oracles que les Pères de l'Église rapportent quoique je sois persuadé de la vénération que vous avez pour ces grands hommes.

Leur religion et l'intérêt qu'ils avaient à l'affaire pourraient les avoir prévenus, et leur amour pour la vérité pourrait avoir fait, que la voyant assez pauvre et assez nue dans leur siècle, ils auraient emprunté pour la parer quelque habit et quelque ornement du mensonge même : ils étaient hommes et ils peuvent par conséquent - suivant la maxime du Poète de la Synagogue - avoir été témoins infidèles.

Je vais donc prendre un homme qui ne peut être suspect en cette cause : païen, et païen d'autre espèce que Lucrèce ou Lucien ou les Épicuriens, un païen infatué qu'il est des dieux et des démons sans nombre, superstitieux outre mesure, grand magicien, ou soi-disant tel, et par conséquent grand partisan des diables, c'est Porphire.

Voici mot pour mot quelques oracles qu'il rapporte.

Oracle - Il y a au-dessus du feu céleste une flamme incorruptible, toujours étincelante, source De la vie, Fontaine de tous les êtres et principe de toutes choses, cette flamme produit tout, et Rien ne périt Que ce qu'elle consume, elle se fait connaître par elle-même ; ce feu ne peut être Contenu en aucun Lieu ; il est sans corps et sans matière, il environne les cieux et il sort de lui une petite Étincelle qui fait tout le feu du soleil, de la lune et des étoiles. Voila ce que je sais de Dieu, ne Cherche pas a en savoir davantage, car cela passe ta portée, quelque sage que tu sois. Au reste, sache Que l'homme injuste et méchant ne peut se cacher devant dieu. Ni adresse ni excuse ne Peuvent rien Déguiser a ses yeux perçants. Tout est plein de dieu, dieu est partout.

- Vous voyez bien, mon fils, que cet oracle ne sent pas trop son démon.

- Du moins, répondis-je, le Démon y sort assez de son caractère,

- En voici un autre, dit-il, qui prêche encore mieux.

Oracle - Il y a en dieu une immense profondeur de flamme et le coeur ne doit pourtant pas craindre De toucher a Ce feu adorable ou d'en être touché ( il ne sera point consumé par ce feu si doux, dont la chaleur tranquille et paisible, fait la liaison, l'harmonie et la durée du monde. Rien ne subsiste Que par ce Feu, qui est dieu même. Personne ne l'a engendré, il est sans mère, il sait tout, et on ne lui Peut Rien apprendre : il est inébranlable dans ses desseins, et son nom est ineffable. Voila ce que c'est que dieu car pour nous qui sommes ses messagers, nous ne sommes qu'une petite partie de Dieu. - hé bien !

- Que dites-vous de celui-là ?

- Je dirais de tous les deux, répliquai-je, que dieu peut forcer le père du mensonge à rendre témoignage à la vérité.

- En voici un autre, reprit le comte, qui va vous lever ce scrupule.

Oracle - Hélas trépieds, pleurez et faites l'oraison funèbre de votre apollon ; il est mortel il va mourir il s'éteint, parce que la lumière de la flamme céleste le fait éteindre.

- Vous voyez bien, mon enfant, que qui que ce puisse être qui parle dans ces oracles, et qui explique si bien aux païens l'Essence, l'Unité, l'Immensité, l'Éternité de Dieu, il avoue qu'il est mortel et qu'il n'est qu'une étincelle de Dieu. Ce n'est donc pas le démon qui parle puisqu'il est immortel et que Dieu ne le forcerait pas à dire qu'il ne l'est point.

Il est arrêté que Satan ne se divise point contre lui-même. Est-ce le moyen de se faire adorer que de dire qu'il n'y a qu'un Dieu ?

Il dit qu'il est mortel; depuis quand le diable est-il si humble que de s'ôter même ses qualités naturelles ? Vous voyez donc, mon fils, que si le principe de celui qui s'appelle par excellence le Dieu des Sciences subsiste, ce ne peut être le démon qui a parlé dans les oracles.

- Mais si ce n'est pas le démon, lui dis-je, ou mentant de gaieté de coeur, quand il se dit mortel ou disant vrai par force, quand il parle de Dieu, à quoi donc votre Cabale attribuera-t-elle tous les oracles que vous soutenez qui ont effectivement été rendus ? Sera-ce à l'exhalaison de la terre, comme Aristote, Cicéron et Plutarque ?

- Ah non, pas cela, mon enfant, dit le comte. Grâce à la Sacrée Cabale, je n'ai pas l'imagination blessée jusqu'à ce point-là.

- Comment, répliquai-je, tenez-vous cette opinion-là fort visionnaire ? Ses partisans sont pourtant gens de bon sens.

- Ils ne le sont pas, mon fils, en ce point ici, continua-t-il, et il est impossible d'attribuer à cette exhalaison tout ce qui s'est passé dans les oracles. Par exemple cet homme, chez Tacite, qui apparaissait en songe aux prêtres d'un temple d'Hercule en Arménie et qui leur commandait de lui tenir prêts des coureurs équipés pour la chasse.

Jusque-là ce pourrait être l'exhalaison, mais quand ces coureurs revenaient le voir tout outrés et les carquois vides de flèches, et que le lendemain on trouvait autant de bêtes mortes dans la forêt qu'on avait mis de flèches dans les carquois vous voyez bien que ce ne pouvait pas être l'exhalaison qui faisait cet effet ?

C'était encore moins le diable, car ce serait avoir une notion peu raisonnable et peu cabalistique du malheur de l'ennemi de Dieu, de croire qu'il lui fût permis de se divertir à courir la biche et le lièvre.

- A quoi donc la Sacrée Cabale, lui dis-je, attribue. t'elle tout cela?

- Attendez répondit-il. Avant que je vous découvre ce mystère, il faut que je guérisse bien votre esprit de la prévention où vous pourriez être pour cette prétendue exhalaison, car il me semble que vous avez cité avec emphase Aristote, Plutarque et Cicéron, vous pouviez encore citer Jamblique qui, tout grand esprit qu'il était, fut quelque temps dans cette erreur qu'il qui l'a pourtant bientôt, quand il eut examiné la chose de près dans le livre des Mystères.

Pierre d'Apone, Pomponace, Levinius, Sirenius et Lucilio Vanino sont ravis encore d'avoir trouvé cette défaite dans quelques-uns des Anciens. Tous ces prétendus esprits forts qui, quand ils parlent des choses divines, disent plutôt ce qu'ils désirent que ce qu'ils connaissent, ne veulent pas avouer rien de surhumain dans les oracles, de peur de reconnaître quelque chose au-dessus de l'homme.

Ils ont peur qu'on leur fasse une échelle pour monter jusqu'à Dieu qu'ils craignent de connaître par les degrés des créatures spirituelles, et ils aiment mieux s'en fabriquer une pour descendre dans le néant. Au lieu de s'élever vers le ciel ils creusent la terre et, au lieu de chercher dans des êtres supérieurs à l'homme la cause de ces transports qui l'élèvent au-dessus de lui-même et le rendent une manière de divinité, ils attribuent faiblement à des exhalaisons impuissantes cette force de pénétrer dans l'avenir, de découvrir les choses cachées et de s'élever jusqu'aux plus hauts secrets de l'Essence Divine.

Telle est la misère de l'homme, quand l'esprit de contradiction et l'humeur de Penser autrement que les autres le possède. Bien loin de parvenir à ses fins, il s'enveloppe et s'entrave.

Ces libertins ne veulent pas assujettir l'homme à des substances moins matérielles que lui, et ils l'assujettissent à une exhalaison ; et, sans considérer qu'il n'y a nul rapport entre cette chimérique fumée et l'âme de l'homme, entre cette vapeur et les choses futures, entre cette cause frivole et ces effets miraculeux, il leur suffit d'être singuliers pour croire qu'ils sont raisonnables. C'est assez pour eux de nier les esprits et de faire les esprits forts.

- La singularité vous déplaît donc fort, monsieur ? interrompis-je.

- Ah, mon fils, me dit-il, c'est la peste du bon sens et la pierre d'achoppement des plus grands esprits. Aristote, tout grand logicien qu'il est, n'a pu éviter le piège où la fantaisie de la singularité mène ceux qu'elle travaille aussi violemment que lui.

- Il n'a su éviter, dis-je, de s'embarrasser et de se couper. Il dit dans le livre de la génération des Animaux et dans ses Morales, que l'esprit et l'entendement de l'homme lui vient de dehors et qu'il ne peut nous venir de notre père ; et par la spiritualité des opérations de notre âme il conclut qu'elle est d'une autre nature que ce composé matériel qu'elle anime, et dont la grossièreté ne fait qu'offusquer les spéculations, bien loin de contribuer à leur production.

- Aveugle Aristote, puisque selon vous, notre composé matériel ne peut être la source de nos pensées spirituelles, comment entendez-vous qu'une faible exhalaison puisse être la cause des pensées sublimes et de l'effort que prennent les pythiens qui rendent les oracles ?

Vous voyez bien, mon enfant, que cet esprit fort se coupe et que la singularité le fait égarer.

- Vous raisonnez fort juste, monsieur, lui dis-je ravi de voir en effet qu'il parlait de fort bon sens et espérant que sa folie ne serait pas un mal incurable, Dieu veuille que...

- Plutarque, si solide d'ailleurs, continua-t-il en m'interrompant, fait pitié dans son dialogue : Pourquoi les oracles ont cessé ? Il se fait objecter des choses convaincantes qu'il ne résout point que ne répond-il donc à ce qu'on lui dit ?

Que si c'est l'exhalaison qui fait ce transport, tous ceux qui approchent du trépied fatidique seraient saisis de l'enthousiasme, et non pas une seule fille, encore faut-il qu'elle soit vierge. Mais comment cette vapeur peut-elle articuler des voix par le ventre ?

De plus cette exhalaison est une cause naturelle et nécessaire qui doit faire son effet régulièrement et toujours; pourquoi cette fille n'est-elle agitée que quand on la consulte ?

Et ce qui presse le plus pourquoi la terre a-t-elle cerné de pousser ainsi des vapeurs divines ? Est-elle moins terre qu'elle n'était ? Reçoit-elle d'autres influences ?

A-t-elle d'autres mers et d'autres fleuves ? Qui a donc ainsi bouché ses pores ou changé sa nature ? J'admire Pomponace, Lucile et les autres libertins, d'avoir pris l'idée de Plutarque et d'avoir abandonné la manière dont il s'explique.

Il avait parlé plus judicieusement que Cicéron et Aristote, comme il était homme de fort bon sens et ne sachant que conclure de tous ces oracles après une ennuyeuse irrésolution, il s'était fixé que cette exhalaison, qu'il croyait qui sortait de la terre, était un esprit très divin ; ainsi il attribuait à la divinité ces mouvements et ces lumières extraordinaires des prêtresses d'Apollon.

Cette vapeur divinatrice est, dit-il, une haleine et un esprit très divin et très saint. Pomponace, Lucile et les athées modernes ne s'accommodent pas de ces façons de parler qui supposent la divinité. Ces exhalaisons, disent-ils, étaient de la nature des vapeurs qui infestent les atrabilaires lesquels parlent des langues qu'ils n'entendent pas.

Mais Fernel réfute assez bien ces impies en prouvant que la bile, qui est une humeur peccante, ne peut causer cette diversité de langues qui est un des plus merveilleux effets de la considération et une expression artificielle de nos pensées.

Il a pourtant décidé la chose imparfaitement quand il a souscrit à Psellus et à tous ceux qui n'ont pas pénétré assez avant dans notre sainte philosophie. Ne sachant où prendre les causes de ces effets si surprenants, il a fait comme les femmes et les moines, et les a attribués au démon.

- A qui donc faudra-t-il les attribuer ? lui dis-je. Il y a longtemps que j'attend ce secret cabalistique.

- Plutarque même l'a très bien marqué, me dit-il, et il eut bien fait de s'en tenir là. Cette manière irrégulière de s'expliquer par un organe indécent n'étant pas assez grave et assez digne de la majesté des dieux, dit ce païen, et ce que les oracles disaient surpassant aussi les forces de l'âme de l'homme, ceux-là ont rendu un grand service à la philosophie, qui ont établi des créatures mortelles entre les dieux et l'homme, auxquelles on peut rapporter tout ce qui surpasse la faiblesse humaine et qui n'approche pas de la grandeur divine.

Cette opinion est de toute l'ancienne philosophie. Les Platoniciens et les Pythagoriciens l'avaient prise des Égyptiens, et ceux-ci de Joseph le sauveur et des Hébreux qui habitaient en Égypte avant le passage de la mer Rouge.

Les Hébreux , appelaient ces substances qui sont entre l'ange et l'homme, Sadaim ; et les Grecs, transposant les syllabes et n'ajoutant qu'une lettre, les ont appelées Daimonas.

Ces démons sont chez les anciens philosophes une gent aérienne, dominante sur les éléments, mortelle, engendrante, méconnue dans ce siècle par ceux qui recherchent peu la vérité dans son ancienne demeure, c'est-à-dire dans la Cabale et dans la théologie des Hébreux, lesquels avaient par dévers eux l'art particulier d'entretenir cette nation aérienne et de converser avec tous ces habitants de l'Air.

- Vous voila je pense, encore revenu à vos Sylphes, monsieur ? interrompis-je.

- Oui, mon fils, continua-t-il. Le Theraphim des Juifs n'était que la cérémonie qu'il fallait observer pour ce commerce ; et ce Juif Michas, qui se plaint dans le Livre des Juges qu'on lui a enlevé ses dieux, ne pleure que la perte de la petite statue dans laquelle les Sylphes l'entretenaient.

Le dieu que Rachel déroba à son père était encore un Theraphim.

Michas ni Laban ne sont pas repris d'idolâtrie, et Jacob n'eût eu garde de vivre quatorze ans avec un idolâtre ni d'en épouser la fille; ce n'était qu'un commerce de Sylphes, et nous savons, par tradition, que la synagogue tenait ce commerce permis et que l'idole de la femme de David n'était que le Theraphim à la faveur duquel elle entretenait les peuples élémentaires, car vous jugez bien que le Prophète du coeur de Dieu n'eût pas souffert l'idolâtrie dans sa maison.

Ces nations élémentaires, tant que Dieu négligea le salut du monde en punition du premier péché, prenaient plaisir à expliquer aux hommes dans les oracles ce qu'elles savaient de Dieu, à leur montrer à vivre moralement, à leur donner des conseils très sages et très utiles, tels qu'on en voit un grand nombre chez Plutarque et dans tous les historiens. Dès que Dieu prit pitié du monde et voulut devenir lui même son docteur, ces petits maîtres se retirent. De là vint le silence des oracles.

- Il résulte donc de tout votre discours, monsieur, repartis je, qu'il y a eu assurément des oracles, et que c'était les Sylphes qui les rendaient et qui les rendent même tous les jours dans des verres ou dans des miroirs.

- Les Sylphes ou les Salamandres, les Gnomes ou les Ondins, reprit le comte.

- Si cela est, monsieur, répliquai-je, tous vos peuples élémentaires sont bien malhonnêtes gens.

- Pourquoi donc ? dit-il.

- Hé, peut-on rien voir de plus fripon, poursuivis je, que toutes ces réponses à double sens qu'ils donnaient toujours.

- Toujours ? reprit-il, ah non, pas toujours. Cette Sylphide qui apparut à ce Romain en Asie et qui lui prédit qu'il y reviendrait un jour avec la dignité de proconsul, parlait-elle bien obscurément ? Et Tacite ne dit-il pas que la chose arriva comme elle avait été prédite ?

Cette inscription et ces statues fameuses dans l'histoire d'Espagne, qui apprirent au malheureux roi Rodrigues que sa curiosité et son incontinence seraient punies par des hommes habillés et armés de même qu'elles l'étaient, et que ces hommes noirs s'empareraient de l'Espagne et y régneraient longtemps ? Tout cela pouvait-il être plus clair, et l'événement ne le justifia-t-il pas l'année même ? Les Mores ne vinrent-ils pas détrôner ce roi efféminé ?

Vous en savez l'histoire, et vous voyez bien que le diable, qui depuis le règne du Messie ne dispose pas des empires, n'a pas pu être auteur de cet oracle, et que ça été assurément quelque grand cabaliste qui l'avait appris de quelque Salamandre des plus savants.

Car comme les Salamandres aiment fort la chasteté, ils nous apprennent volontiers les malheurs qui doivent arriver au monde par le défaut de cette vertu.

- Mais, monsieur, lui dis-je, trouvez-vous bien chaste et bien digne de la pudeur cabalistique, cet organe hétéroclite dont ils se servaient pour prêcher leur morale ?

- Ah pour cette fois, dit le comte en riant, vous avez l'imagination blessée, et vous ne voyez pas la raison physique qui fait que le Salamandre enflammé se plaît naturellement dans les lieux les plus ignés, et est attiré par...

- J'entends, j'entends, interrompis-je, ce n'est pas la peine de vous expliquer plus au long.

- Quant à l'obscurité de quelques oracles, poursuivit-il sérieusement, que vous appelez friponnerie, les ténèbres ne sont-elles pas l'habit ordinaire de la vérité ?

Dieu ne se plaît il pas à se cacher de leur voile sombre, et l'oracle continuel qu'il a laissé à ses enfants la divine Ecritures n'est-elle pas enveloppée d'une adorable obscurité, qui confond et fait égarer les superbes autant que sa lumière guide les humbles ?

Si vous n'avez que cette difficulté, mon fils, je ne vous conseille pas de différer d'entrer en commerce avec les peuples élémentaires. Vous les trouverez très honnêtes gens, savants bienfaisants craignant Dieu. Je suis d'avis que vous commenciez par les Salamandres : car vous avez un Mars au haut du ciel dans votre figure; ce qui veut dire qu'il y a bien du feu dans toutes vos actions.

Et pour le mariage je suis d'avis que vous preniez une Sylphide ; vous serez plus heureux avec elle qu'avec les autres, car vous avez Jupiter à la pointe de votre ascendant que Vénus regarde d'un sextil. Or Jupiter préside à l'air et aux peuples de l'air.

Toutefois il faut consulter votre coeur là-dessus ; car comme vous verrez un jour, c'est par les astres intérieurs que le Sage se gouverne, et les astres du ciel extérieur ne servent qu'à lui faire connaître plus sûrement les aspects des astres du ciel intérieur qui est en chaque créature.

Ainsi, c'est à vous à me dire maintenant qu'elle est votre inclination, afin que nous procédions à votre alliance avec les peuples élémentaires qui vous plairont le mieux.

- Monsieur, répondis-je, cette affaire demande à mon avis un peu de consultation.

- Je vous estime pour cette réponse, me dit-il mettant la main sur mon épaule. Consultez mûrement cette affaire, surtout avec celui qui se nomme par excellence l'ange du Grand Conseil : allez-vous mettre en prière, et j'irai demain chez vous à deux heures après midi.

Nous revînmes à Paris. Je le remis durant le chemin sur le discours contre les athées et les libertins : je n'ai jamais ouï si bien raisonner ni dire des choses si hautes et si solides pour l'existence de Dieu et contre l'aveuglement de ceux qui passent leur vie sans se donner tout entier à un culte sérieux et continuel de Celui de qui nous tenons et qui nous conserve notre être.

J'étais surpris du caractère de cet homme, et je ne pouvais comprendre comme il pouvait être tout à la fois si fort et si faible, si admirable et si ridicule.